J'avais allumé une bougie, l'avais posée sur la table circulaire. C'était là l'unique source de lumière pour éclairer la pièce. Il s'agissait d'une salle de forme ovale, pas spécialement grande ni trop petite, au dernier étage d'un immeuble du centre-ville. Une grande fenêtre découpée en trois carreaux harmonieux et couverts de poussière dispensaient la faible clarté de la lune et des étoiles. Les murs étaient nus et blancs. Le plancher vieux et un peu vermoulu. Quand je marchais dessus, il émettait des grincements réprobateurs.

Tandis que j'attendais mon invité, je faisais les cent pas. Plusieurs fois, je sautillai sur place, par simple plaisir d'entendre le plancher grincer, mais je m'arrêtai en entendant des claquements étouffés provenir d'en bas. Je me souvins alors que les voisins du dessous ne devaient pas être très contents. Etais-je en train de faire ce que l'on appelle du tapage nocturne ? Je plaquai une main contre ma bouche, épouvantée de commettre un délit.

"Je suis désolée !" m'écriai-je et ma voix fluette résonna en écho dans la pièce presque vide.

D'autres claquements me répondirent. Embarrassée, j'allais m'asseoir sur la chaise. Je ne voulais surtout pas déranger les voisins. Je me mordis les lèvres et coinçai mes mains entre mes cuisses. Je restai ainsi de longues minutes, jusqu'à entendre des pas lourds dans la cage d'escalier. Aussitôt, je sautai sur mes pieds -pardon pour le bruit- et me ruai jusqu'à la porte qui semblait tenir sur ses gonds par miracle. Comme à chaque fois, un nuage de poussière suivit le mouvement du panneau de bois lorsque je l'ouvris. Sur le palier se tenait Jeremiel, aussi mal coiffé et taciturne qu'à son habitude. En le voyant, mon visage s'éclaira.

"Tu es venu ! Ca veut dire que tu as reçu mon mot, alors ?"

Sans attendre, je l'attrapai par la manche et enroulai mon bras autour du sien afin de le faire entrer. Il me semblait à la fois réticent et intrigué. Le matin-même, j'avais rédigé un petit mot que j'avais glissé entre deux branches, près de l'endroit où il aimait couper du bois. Je savais qu'il s'y rendait chaque jour, il adorait cette activité. Il le verrait forcément.

Rejoins-moi à minuit
Dans la tour pâle
Au rendez-vous des esprits

J'étais vraiment douée pour décrire les lieux. Il avait tout de suite trouvé. A moins qu'il ne se soit repéré grâce à mon aura ? Il m'avait expliquée, une fois, qu'il était capable de "sentir" la présence de quelqu'un et de se déplacer en conséquence. Je préférais croire que mon message l'avait aiguillé.

Il observa la salle plongée dans la pénombre. J'esquissai un sourire plein d'impatience et d'excitation avant de lui désigner une chaise branlante.

"Assieds-toi, je t'en prie ! Je te souhaite la bienvenue dans mon cabinet de spiritisme !"

J'étais tellement contente de partager ça avec lui ! Cependant, comme d'habitude, il sembla loin d'être ravi. A force, j'avais l'habitude de son air renfrogné, aussi j'enchaînai tout en prenant place sur la chaise d'en face :

"Nous allons entrer en contact avec les morts. Je n'ai jamais pu entendre qui que ce soit de désin... désincarné (je fronçai les sourcils en prononçant ce mot très compliqué) en ta présence, mais maintenant j'ai une table ronde ! On va se donner les mains, la table va bouger, et ça va tout débloquer ! Les fantômes vont arriver ! C'est comme ça qu'ils font dans les films ! D'ailleurs, ça fait souvent très peur, mais c'est parce que les Deux Jambes sont effrayés par ce qu'ils ne comprennent pas. Les esprits ne font pas peur, ils sont souvent juste déroutés."

Je tournai la tête vers l'endroit où j'avais entendu mon amie Eleanor, juste avant que Jeremiel n'arrive. Dès qu'il était près de moi, c'était comme si les esprits s'estompaient. Il était important de briser cet écran qui brouillait tout. En plus, si ça pouvait le faire sourire un peu plus, je n'allais certainement pas reculer !

Au moment où il consentit enfin à s'asseoir, il disparut d'un seul coup sous la table dans un grand bruit. Je me levai d'un bond pour constater que l'un des pieds de la chaise s'était cassé sous son poids.

"Oh... je suis confuse... Tu dois être trop gros. Ou la chaise est trop vieille... Tu peux en faire apparaître une autre, s'il te plaît ? C'est important que l'on soit assis tous les deux pour commencer."

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Lorsqu'il était question d'être pessimiste, Jeremiel était subitement beaucoup plus éloquent. A choisir, je préférais quand il restait silencieux. Malgré son manque d'encouragement, je plaquai l'index contre ma bouche pour lui intimer de se taire, après quoi je lui pris les mains et fermai les yeux.

"Chut. Je dois me concentrer." fis-je d'un ton important.

Je remuai un peu les épaules afin de détendre les muscles et inspirai profondément avant d'expirer. J'avais tout vu dans un film que Lily m'avait montrée. C'était elle qui m'avait encouragée à proposer mes services de medium aux Deux Jambes. D'après elle, j'avais un énorme potentiel qui ne demandait qu'à s'exprimer. Depuis qu'elle dirigeait le zoo, j'avais été la voir de nombreuses fois et j'avais ressenti le même besoin qu'elle de... travailler. Oui, c'était le mot. Me rendre utile et même si je n'avais pas bien saisi l'utilité des billets verts, Lily avait insisté sur ce point.

"Tu pourras t'offrir pleins de vêtements et de maquillage avec les billets verts qu'on te donnera ! Les billets c'est bien, c'est comme la salade ! Il faut en demander beaucoup à chaque client ! Fais-moi confiance. Ca fera plaisir à Jeremiel si tu es bien habillée. Elliot est toujours content dès que j'ai une nouvelle tenue sexy."

"Sexy...?" avais-je répété d'un ton indécis.

Lily avait hoché la tête et avait établi un tableau de paiement, selon les services que je rendrais aux gens. Je n'étais pas certaine de faire tout ce qu'elle m'avait dit, car certaines choses me semblaient un peu malhonnêtes, ou tout du moins en contradiction avec mes principes. De toutes façons, je ne comptais pas faire payer Jeremiel car il était mon ami.

Je prêtai l'oreille pour mieux entendre les esprits, quand une dame fit irruption dans la salle ovale. Elle commença à donner des conseils à Jeremiel et ce dernier, à mon grand étonnement, lui répondit comme s'il la connaissait bien. Je les observai discuter avant que la dame ne prenne sa place sur le tabouret et ne saisisse mes mains. Je lui fis un grand sourire, ravie qu'elle m'aide à entrer en contact avec les morts. Elle semblait bien plus ouverte d'esprit que Jeremiel et donc, elle lui montrerait comment s'y prendre. Inspirée par le son de sa voix, je fermai de nouveau les yeux et me concentrai. Cependant, Jeremiel n'arrêtait pas de perturber les ondes avec ses remarques, si bien que la dame rompit le contact et se leva d'un bond pour lui rouspéter dessus. Puis, elle s'installa de nouveau face à moi, reprit mes mains et m'aida à retrouver le fil.

"Je ne vois rien. En revanche, j'entends des sons... comme des bruits de trompettes..." murmurai-je.

C'était à la fois profond, tonique et puissant. J'eus le flash très vague d'un chapiteau. Les mains de la dame se pressèrent davantage contre les miennes.

"Deux éléphants." murmurai-je, très impliquée dans ma vision. "Un grand et un tout petit."

Je soulevai les paupières pour observer la dame brune.

"Mon bébé si joli..." chantonna-t-elle en dodelinant de la tête.

"Qu'est-ce que vous avez dit ?" fis-je, perplexe.

"Hum ? Qui, moi ? Rien. J'ai dit un truc ?"

"Oui, vous venez de chanter !"

Elle émit un rire tout en me regardant comme si j'étais devenue folle.

"Non ma chérie, je ne chante pas. Jamais. Surtout pas un truc aussi niais."

Elle approcha son index de sa tempe et fit un son explosif avec sa bouche. Je battis des cils sans comprendre, à la fois fascinée et intriguée par cette personne. Elle portait des vêtements amples et très curieux.

"Vous êtes un éléphant." déclarai-je en l'enveloppant d'un regard stupéfait.

Elle me décocha une expression indignée et tira sur sa chemise trop large comme pour la rétrécir.

"Je fais à peine 59 kilos ! C'est très méchant de dire ça !"

Je me mordis les lèvres, embarrassée et pour me rattraper, j'ajoutai :

"Je connais un autre éléphant mais qui n'est pas gros du tout ! C'est Lily ! Elle vous ressemble un peu, d'ailleurs ! Quand elle se mouche, ça fait un bruit de trompette ! Et elle adore les Curly !"

J'espérais en avoir dit suffisamment pour me faire pardonner, car je détestais que quelqu'un m'en veuille. Je commettais souvent des maladresses. En tant que dinosaure, les us et coutumes des Deux Jambes m'échappaient encore pour la plupart, même si je faisais des efforts pour apprendre.

Je posai les yeux sur Jeremiel qui nous observait d'un oeil soucieux, les bras croisés et l'air bourru.

"Tu vois que mon don fonctionne : cette dame était un éléphant. C'est grâce au fait que j'écoute tout ce qu'il y a autour de moi que je peux comprendre certaines choses. C'est vraiment bizarre que ça ne marche que quand tu es éloigné..."

Une fois de plus, je venais de m'apercevoir que j'avais entendu les éléphants pousser leurs cris avec leurs trompes uniquement quand mon ami avait été écarté par la dame. Il se tenait désormais à plusieurs mètres et son esprit ne faisait plus barrage à ce que je pouvais percevoir. Cela me faisait de la peine qu'il réagisse ainsi. S'il était plus ouvert, il pourrait partager ce cadeau avec moi.

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Pourquoi cette dame avait-elle posé sa bouche contre celle de Jeremiel ? Je clignai des yeux, totalement déroutée. Je ne savais quelle attitude adopter en pareille circonstance. Avec le temps, j'avais appris que les Deux Jambes ne se laissaient pas aller à de telles familiarités quand ils ne se connaissaient pas. "On ne lèche pas n'importe qui ou n'importe quoi !" m'avait toujours dit Jeremiel et je m'y employais plus ou moins bien. Même si c'était difficile par moments de ne pas donner un petit coup de langue par-ci par-là. Nul ne comprenait à quel point c'est dur de garder sa bouche fermée lorsqu'on est tellement joyeux qu'on a envie de lécher la source de notre bonheur. C'était instinctif, dinosauresque, je dirais même.

Alors, pour quelle raison cette dame avait-elle embrassé mon ami ? La seconde d'après, Jeremiel l'avait repoussée, mais pas aussi rapidement que je l'aurais voulu. Le coeur gros, je suivis la dame qui m'emmena dans le couloir. Elle se mit à pleurer tout en tombant à genoux et en suppliant Jeremiel de l'aider car il y avait un homme dangereux dans la pièce d'à côté. Je comprenais de moins en moins, aussi j'observais à la dérobée mon ami qui fixait la dame d'un oeil sombre. Je remarquai alors un filet de sang couler le long de sa lèvre inférieure. Mon coeur se serra davantage.

En attendant, la dame pleurait toujours à chaudes larmes en se roulant sur le sol poussiéreux. Je ne savais pas trop quoi faire. Je restai quelques instants les bras ballants, le silence seulement ponctué par la violence de ses sanglots. D'habitude, j'aurais tout fait pour la consoler, mais je n'avais pas apprécié ce qu'elle venait de faire. Ce n'était pas... gentil. Pourtant, on ne pouvait pas la laisser ainsi. Elle était en train de nettoyer le plancher avec sa blouse et ses cheveux. C'était dommage.

Me penchant vers elle, je lui tapotai l'épaule et elle me fixa brusquement, cessant aussitôt de pleurer. Je me souvins alors de ce qu'elle avait dit quelques instants plus tôt.

"Vous voulez voir Lily, c'est ça ? Il ne faut pas pleurer sinon on ne la verra pas. Il faut être sage et courageuse."

Elle renifla bruyamment et je cherchai un mouchoir dans ma poche, que je lui tendis. Elle se moucha dans un grand bruit de trompette. Me redressant, j'enjambai prudemment son corps toujours affalé sur le sol pour me planter devant Jeremiel qui arborait une expression exaspérée.

"Je n'ai plus de mouchoir." lui appris-je tout en portant une main à son menton, là où le sang avait coulé. "Mais je vais quand même prendre soin de toi."

Me hissant sur la pointe des pieds, je sortis le bout de ma langue et léchai tout doucement les quelques gouttes vermeilles qui avaient un goût métallique vraiment désagréable. Je ne m'arrêtai pas pour autant. La salive de dinosaure avait des vertus curatives. Délicatement, je remontai jusqu'à sa lèvre et nettoyai la petite plaie à petits coups de langue, achevant par un bisou au coin de sa bouche, aussi léger qu'une étoile d'arbre caressant le vent.

"C'est complètement dégueu." commenta la dame qui s'était calmée.

M'éloignant un peu de Jeremiel, je demandai dans un murmure, mon regard plongé dans le sien :

"Doit-on vraiment l'emmener voir Lily ? Elle n'a pas l'air de connaître les us et coutumes des Deux Jambes."

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L'appartement d'Anatole était tout petit comme un nid de ptérodactyles. Tout est relatif, bien entendu, car ces dinosaures volants avaient tout de même une taille imposante. Pourtant, leur nid n'était pas spécialement grand. Petri aurait pu confirmer s'il avait été là.

Je fronçai le nez de dégoût en sentant une odeur de lait chaud. Anatole tenait une tasse fumante en main. Comment les Deux-Jambes pouvaient-ils boire ce genre de choses ? C'était épouvantable. Mon estomac de dinosaure en était tout retourné. Heureusement, il posa l'objet sur la table basse avant de me prendre dans ses bras. Il savait que je n'aimais pas l'odeur du lait. Je le câlinais chaleureusement et ouvris de grands yeux émerveillés quand, en se reculant, il m'apprit qu'il avait toute une collection de timbres à me montrer. J'étais impatiente de les voir et de les lécher. Ca avait un goût vraiment rigolo et le plus génial, c'est que quand ils séchaient, on pouvait les lécher de nouveau et ils collaient encore. Une fois, Jeremiel m'avait surprise alors que je m'en étais collée sur les bras, le cou et le visage. Je m'étais bien amusée mais il n'avait pas eu l'air du même avis. De toutes façons, tout ce qui pouvait être marrant ne comptait pas pour lui. C'était triste.

J'en étais là de mes pensées alors que Jessie Olyphant expliquait à Anatole qu'elle voulait retrouver sa fille. Je ne savais si c'était une bonne idée. D'ordinaire, j'aurais été pour des retrouvailles au plus vite car il n'existerait rien de plus terrible pour un enfant d'être séparé de sa mère, et inversement, mais cette humaine n'avait pas toutes les branches à son arbre. De plus, jamais Lily n'avait parlé de sa maman. Croyait-elle qu'elle avait disparu ? Ou ne voulait-elle rien en dire ?

Finalement, Jessie tomba dans les pommes au moment où Petit Bébé devenu Grand apparaissait devant elle en la saluant. C'est vrai que c'était sa grand-mère. Cette famille était vraiment compliquée à organiser. Jeremiel l'empêcha de tomber par terre, la retenant et la déposant ensuite sur le canapé.

"Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ?" demandai-je en observant madame Jessie d'un air sceptique. "Coucou, Grand Bébé !"

Je préférai me tourner vers Cassie et lui faire la bise comme j'avais appris à le faire. Il parait que c'est plus poli que de lécher quelqu'un. Pourtant, c'est très bizarre de faire un bisou dans l'air en plaquant sa joue contre celle de quelqu'un. Du coup, je faisais toujours le bisou sur la joue, avec un smack sonore.

"Tu as encore grandi, je trouve !" réalisai-je en lui prenant les mains. "Il va falloir que tu arrêtes un jour !"

Je la lâchai en lui souriant et pivotai vers Jeremiel, qui observait Jessie d'un air soucieux.

"Il ne faut pas la montrer à Lily pour l'instant. Ou alors, il faudrait. Est-ce que vous croyez que ça lui ferait plaisir ? Après tout, c'est sa maman."

Je croisai les bras et les serrai autour de moi, comme pour me bercer en me dandinant d'avant en arrière, pensive.

"Si ma maman revenait, je ne voudrais pas perdre une seconde pour la revoir."

Je levai les yeux vers Anatole et ajoutai :

"Mais cette dame n'est pas comme les autres. Peut-être faudrait-il lui apprendre à se comporter comme vous ? Enfin je veux dire... comme une Deux-Jambes. C'est ce que vous avez fait avec moi, vous m'avez dit ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Je pense que je me suis améliorée, non ?"

Je n'osai pas croiser le regard de Jeremiel et y lire que je me trompais. Je faisais des efforts pour m'intégrer mais ce n'était pas toujours facile. Parfois, je me sentais très triste. J'avais l'impression que jamais je n'y arriverai. Je pleurais aussi, quelquefois. Toute seule dans mon coin, en serrant une Etoile d'Arbre contre moi. Personne ne le savait parce que ce n'était pas important. Je pleurais aussi lorsque j'étais un dinosaure. Il y a certains chagrins qui ne diminuent jamais. Ils s'estompent juste un peu tandis que l'on grandit.

Je fis un pas vers Jessie endormie tout en l'observant.

"Si nous l'aidons, elle nous en sera reconnaissante." assurai-je.

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